Votre dernier livre lu

"Sarra n'a que faire de sa jeunesse, de sa grâce et de son éclat, ou plutôt elle les a en horreur. Son charme est un fléau, par sept fois déjà il a provoqué la mort. Et à présent, la considèrent comme une pestiférée, une sorcière, particulièrement les mères qui ont des fils parvenus à l'âge du désir.
[...]
Elle ne sortait plus, n'osait même plus se pencher à la fenêtre de peur d'être vue. Et elle tournait en rond entre les murs de sa chambre, ceux du salon, de la cuisine, en rond jusqu'à frôler la folie dans la prison de sa funeste beauté."

"Peu à peu les bruits se font encore plus subtils et déploient des échos insolites. Des buissons et arbustes accrochés au flanc de la falaise des sons se détachent, aux timbres et aux intensités divers, la rumeur végétale se fragmente et compose une polyphonie. Chaque feuille a un vibrato particulier mais qui s'accorde aux autres et se fond dans la mélodie de l'ensemble.
Sarra écoute ce fredon à voix multiple qui allient la discrétion la plus extrême et la ferveur la plus vive et elle devine que ce chant délicat résultant d'innombrables palpitations est l’œuvre d'une patience sans garde ni mesure, d'une beauté ivre d'humilité, - chaque feuille, chaque brindille, tout comme chaque goutte d'eau de l'océan, tout en étant unique, singulière, ne tremble pas que pour soi, ne se réduit pas à soi seule, mais au contraire s'exalte dans l'oubli de soi, trémule au gré du vents, des courants, exulte de n'être presque rien. Un presque rien très éphémère poussé sans raison ni nécessité apparentes, et bruissant avec grâce."

"Mais autant Arthur n'inspirait que méfiance et malaise à Anna, autant Valentine lui plaisait.
Elle portait une grande affection à sa belle-sœur qu'elle savait si démunie, - affligée d'une douceur sans mesure et surtout sans défense.
Elle aimait son regard plein de candeur et le gracieux tintement de son rire. Elle se rendait souvent à l'ancienne briqueterie, entrait dans la maison au crépi blanc sans tenir compte de l'humeur maussade d'Arthur qui émettait un grognement en guise de salut et s'en allait presque aussitôt, en jetant des regards mauvais. Elle s'asseyait près de Valentine, [...] Elles discutaient un peu, de tout et de rien, et c'étaient des heures de bonheur paisible. Parfois Anna emmenait Tobie avec elle, alors Valentine racontait des histoires à l'enfant; elle oubliait sa timidité et soudain parlait avec aisance, improvisant des récits d'une poésie insolite. Cette femme qu'un rien effarouchait et faisait bégayer se révélait conteuse magnifique, puisant dans ses rêveries des images à foison. Elle avait le don de rendre les mots visibles, palpable presque. Tobie l'écoutait bouche bée, Anna se laissait enchanter par cette voie toute imprégnée des vents, des brumes et des lueurs du marais. La voie d'une femme la plupart du temps réduite au silence, perdue dans le bruissement des mots tournant en elle ainsi que des hirondelles entrées dans un grenier et ne parvenant plus à retrouver la lucarne par où sortir. Aussi, quand arrivait enfin l'échappée, c'était un vol ivre d'espace, de chant et de lumière.
[...]
Ce fut Arthur qui annonça à Valentine la nouvelle de la mort d'Anna, ou plutôt qui la lui assena. "La belle garce s'est tuée à cheval sous la tonnelle des amourettes, sa tête a sauté comme un bouchon de champagne, pop!" Et il avait éclaté de rire. Il détestait cette femme d'une beauté insolente, qui osait ne pas le craindre, qui jamais n'avait baissé les yeux ni le ton devant lui, et qui entrait dans sa maison avec désinvolture pour jacasser avec Valentine.
Il était jaloux de l'affection que se portaient les deux femmes, de leurs conciliabules, de leurs rires lumineux. D'ailleurs après chacune des visites qu'Anna rendait à Valentine il faisait une scène à celle-ci, insultant Anna, Théodore, leur morveux de Tobie et dans la foulée tous les membres de la famille Lebon mais plus encore ceux de la tribu venue de Pologne qu'il traitait de bouseux remontés du cul de l'Europe.
Valentine l'avait regardé d'un air hagard quand il lui avait claironné la nouvelle insensée, et il avait ajouté d'une voix tonitruante de joie cruelle: "Tu vois, Tine, maintenant vous êtes pareilles toutes les deux, la grande garce a perdu la boule, comme toi! Mais elle, au mins, c'est radical!"
Ce le devint aussi pour Valentine; elle perdit, elle, l'usage de la parole et sa raison bascula tout à fait. Elle ne sut que hoqueter des sons, comme un nourrisson qui apprend à parler, "pa pa pa ba...". Avec un batôn de rouge à lèvres qu'Anna lui avait u jour offert en lui disant "c'est pour enluminer ta bouche de conteuse", elle se mit à barbouiller, non sa bouche, mais le reflet de celle-ci dans les miroirs. Son visage l'avait quittée, il s'était détaché d'elle et flottait dans les glaces, sur les vitres. Chaque fois qu'elle aperçevait son visages elle l'interpelait en proférant ses onomatopées et en agitant drôlement les mains dans le vide, et elle riait d'un petit rire cassé, lamentablement triste."